Voilà plusieurs jours que la météo nous propose le même schéma quotidien : une brume tenace dans les vallées, peinant à se dissiper au cours de la journée. Le week-end semble tout droit se diriger vers ce type de condition. Avec un peu d’avance, je sors de ma traditionnelle hibernation pour aller observer le phénomène sur les hauteurs. A la faveur d’un climat exceptionnellement sec et ensoleillé depuis de nombreuses semaines, les versants les mieux exposés ont déjà des allures printanières. Le maigre manteau blanc a laissé place aux herbes grillées par la saison hivernale. Un des endroits qui se révèle le plus favorable à ma quête est sans nul doute la Dent de Crolles, sa vertigineuse falaise calcaire offre un panorama de choix sur le Grésivaudan, siège de la mer de nuages.
L’ascension débute au point coté 1217 m, à l’épingle la plus orientale de la route du Col du Coq, transformée pour l’occasion en grand parking, la section restante étant fermée pour l’hiver. Pas de place à l’échauffement, le sentier attaque droit dans la pente, remontant toute la zone forestière jusqu’à déboucher sur l’alpage des Ayes. Quelle surprise de constater des versants quasi dépourvus de neige. Il y a 1 mois, tout était encore blanc lors de ma visite de Pravouta. La fonte et le gel-dégel rendent les sillons pédestres particulièrement boueux.
Le soleil est le catalyseur de phénomènes atmosphériques : le brouillard se déchire, puis se reforme aussitôt, c’est une véritable bataille qui a lieu dans les cieux, animée par un vent tourbillonnant. Les gouttelettes d’eau en suspension semblent néanmoins glisser sur les rocs et remonter en altitude, de mauvais augure pour le pèlerin que je suis, ambitionnant de me placer au-dessus d’elles. L’itinéraire est dégagé sur presque la totalité du parcours, le passage redouté du Pas de l’œille n’est qu’une formalité, les rares névés ne présentent aucune difficulté. Si d’une manière générale le temps était assez agréable jusqu’à présent, l’arrivée sur le plateau est synonyme de changement de décor, et de façon rude ! Le coupable désigné est le vent, singulièrement vigoureux dans ce secteur. C’est comme si la Réserve des Hauts de Chartreuse avait servi de tremplin géant à ces courants venus du nord, se manifestant ici à leur paroxysme. La désillusion commence à poindre, alors que les bulletins s’accordaient à prévoir un « vent faible ». Où vais-je dormir ? Sûrement pas sur mon habituelle crête, trop exposée. A la croix, même sentence, le muret circulaire en pierres est bien trop petit pour assurer une quelconque fonction protectrice. La seule solution est de se réfugier en contrebas, en face sud. Toutefois, les secteurs favorables ne sont pas légions dans ce dédale rocailleux. A 50 mètres sous le sommet, un semblant de replat recouvert de neige semble être la seule alternative crédible. J’y déploie ma tente bon an mal an, l’exiguïté des lieux me privera de tout confort.
Le jour décline peu à peu, le mauvais pressentiment développé à la montée se concrétise bel et bien : la brume investit la Dent de Crolles et y prend ses quartiers pour la soirée, me privant du coucher de soleil qui semblait pourtant prometteur. A cela s’ajoute la bise, redoublant d’intensité, les bourrasques parviennent jusqu’à mon abri de fortune. La toile entame alors sa peu mélodieuse complainte, trahissant le silence monacal des cimes. Régulièrement, je scrute l’extérieur pendant mon intermittent sommeil. Finalement, vers 1 heure du matin, les étoiles scintillent dans la clarté du ciel de pleine lune. Je reste de longues minutes à immortaliser cet incessant ballet de brumes au pied de Chamechaude et du Bec Charvet, spectacle hypnotique malgré le froid…
Peu après 6 heures, le réveil claironne. Il est temps d’aller vérifier si mes espoirs ont été traduits dans les faits. Bingo : la mer de nuages a de nouveau envahi l’ensemble des vallées, tandis qu’à l’est se manifestent les prémices d’un jour nouveau. En contrebas, la masse blanchâtre est telle une rivière au ralenti, le flux canalisé par Belledonne et la Chartreuse se dirigent inexorablement vers Grenoble, animé par un vent de nord plus fort que jamais. L’envoûtante scène est immortalisée comme il se doit. Les paysages éthérés ont un côté irréel, puissant et éphémère. Plus tard, les incandescents rayons du soleil viennent apporter un brin de chaleur réconfortant, chassant progressivement les ombres pour illuminer les lieux.
La pièce qui s’est tenue ce jour dans le grand théâtre des Alpes aura donc tenu toutes ses promesses. Froid, vent et inconfort furent le prix à payer pour assister à la représentation de Dame Nature. La brume, actrice principale et objet de toutes mes convoitises, a comme à son habitude montré à quel point elle peut magnifier les paysages et les entourer de féérie…