Bivouac à la Pointe des Arlicots (2060 m) – Octobre 2024
Le choix du sommet
Nous voilà au cœur de l’automne. Si la montagne est belle en toutes saisons, octobre est cette demoiselle parfaite, au teint d’albâtre, la chevelure dorée et le regard émeraude. Les feuillus ont atteint leur paroxysme d’incandescence, déjà les teintes commencent à se désaturer, en attendant l’arrivée de l’hiver. Cependant, la météo rappelle que la neige n’est pas encore arrivée, en témoignent les températures relativement clémentes. Comme chaque année, je célèbre les dernières couleurs des forêts dans les Préalpes et, une nouvelle fois, les Bauges remportent mon suffrage. Bien qu’il fasse partie des massifs que j’ai le plus parcouru jusqu’à présent, un secteur échappe encore à mes pérégrinations : celui de la crête séparant la haute vallée du Chéran de celle de l’Isère.
Depuis les axes entre Montmélian et Albertville, cette partie des Bauges s’érige telle une forteresse impénétrable, aux pentes abyssales. Elle s’avère pourtant accessible depuis l’autre côté, au prix d’un effort non négligeable : 1200 mètres de dénivelé. La nouvelle réglementation de la Réserve Nationale de Chasse et de Faune Sauvage empêche le bivouac en bien des endroits dans les Hautes Bauges, néanmoins la lecture fine du périmètre sur les cartes semble indiquer que ma destination, bien qu’en extrême limite, n’en fait pas partie. Ce sera donc une nuit à la Pointe des Arlicots (2060 m).
La montée à la Pointe des Arlicots
Le périple démarre depuis le Parking du Couvent (865 m), au cœur de la forêt baujue. Cette sortie est placée sous le signe de l’audace, les conditions météorologiques étant hasardeuses sur les sommets. Ces derniers sont en effet coiffés d’une écharpe de brume, nul ne connaît l’évolution dans un futur proche. Une fois n’est pas coutume, l’ascension débute par une marche d’approche pour s’échauffer, en empruntant le chemin de découverte jusqu’à la chapelle Notre-Dame de Bellevaux, sur un parterre de feuilles aux teintes rouille. Un premier alpage est traversé, bercé par le tintement des cloches, au-dessus du ruisseau de la Lanche. A partir de là, le sentier s’enfonce de nouveau dans l’ubac forestier, débouchant sur le Chalet de Bottier (1435 m). Il règne ici un silence monacal, renforcé par cette chape brumeuse, tamisant tous les bruits extérieurs. Une bulle hors du temps, hors de l’espace.
Dré dans l’pentu
C’est à ce niveau que commence la seconde partie du parcours, de loin la plus ardue. Le GR du Pays du Massif des Bauges est quitté, au profit d’un sentier plus confidentiel sur l’épaule septentrionale de la Montagne de la Lanche. Dré dans l’pentu est une expression qui se prête parfaitement à la situation. Il suffit de se pencher sur la carte IGN : l’itinéraire coupe perpendiculairement des courbes de niveau de plus en plus rapprochées. En d’autres termes, la pente est raide, d’autant plus que les récentes précipitations rendent particulièrement glissantes ces portions de terre mêlées aux calcaires patinés.
A mi-pente, le brouillard est total. J’erre dans cet éther, privé de repères, si ce n’est les 20 mètres de visibilité qui me sont octroyés. Des trouées fugitives apparaissent, pour se refermer aussitôt. Au bout de cette abrupte épaule, le chemin se radoucit et tire droit au sud : la dernière ligne droite. Quelques passages aériens appellent à la concentration, avant l’ultime effort pour parvenir à la Pointe des Arlicots. Il m’aura fallu 3h45 pour en venir à bout. Là-haut, c’est la bataille de l’indécision, entre le brouillard tenace et la volonté du soleil de percer. C’est ce dernier qui a le dernier mot : le paysage se dévoile, révélant la nébulosité ambiante tutoyant les cimes. C’est un véritable décor mouvant qui défile sous mes yeux, où que se porte le regard.
La danse des brumes
Toute la fin d’après-midi, j’honore ce rendez-vous des belles brumes glissant sur le corps rugueux des versants. A mon niveau, l’inquiétude est double : résisteront-elles jusqu’au soleil couchant et, dans l’affirmative, ne viendront-elles pas m’envahir ? En attendant la décision des cieux, j’édifie ma tente en limite sud du sommet, sur un semblant de replat. Inutile d’être exigeant, c’est littéralement le seul espace disponible sur cette crête acérée. Pour preuve, les deux absides débouchent directement sur la pente : vertige déconseillé et faux-pas interdit.
Le soleil décline à l’horizon et, visiblement, les voyants sont au vert. La mer de nuages a déserté la vallée de l’Isère, mais subsiste à l’intérieur des Bauges. Les dernières minutes avant que l’étoile ne franchisse la ligne d’horizon sont d’une profonde pureté, les lieux se parent de teintes rouge vif, éphémères. Au loin, le spectacle est captivant : le Trélod et la Dent de Pleuven sont tels des écueils balayés par l’écume.
Nuit de pleine lune
Le jour expulse son dernier souffle, mais la pleine lune prend rapidement le relai. Pensant me réfugier dans ma tente pour un repos bien mérité, la féerie reprend de plus belle. Le satellite distille sa délicate lumière aux reflets d’argent sur les lieux, tandis que la mer de nuages se reconstitue à vive allure dans la vallée de l’Isère. En seulement une demi-heure, les villes et villages sont recouverts par l’épais manteau. Côté Bauges, la marée ne cesse de monter, jusqu’à venir lécher le Col de l’Arclusaz, puis repartir. Au flot répond le jusant. Peu après 22 heures, il est temps d’aller dormir.
Sur ce sol accidenté et penté, difficile de trouver une position stable. Un léger vent vient par ailleurs fouetter la toile, des conditions parfaites pour un sommeil en pointillés.
Réveil au-dessus des flots
Le lendemain, peu avant 7 heures, le réveil sonne. Malgré la fatigue, je sors de mon abri constater le paysage : partout autour, une mer de nuages alors qu’à l’est, des entrées italiennes encombrent l’horizon. Ces dernières s’embrasent comme prévu avant de s’estomper. Devant émerger par-delà la Vanoise, le soleil reste masqué un long moment, tamisant les précieuses lumières de l’aube. En contrebas, les flots se retirent de la vallée de l’Isère à une vitesse folle : en moins de 2 heures, elle s’est dissipée. Le vent s’est quant à lui accentué, il est temps de rebrousser chemin. Sous le regard méfiant de quantité de chamois occupant le vallon de la Lanche, je redescends à bon rythme, pour retrouver la voiture sur les coups de midi.
Loin de m’attendre à de telles ambiances, cette sortie est assurément l’une de mes plus inoubliables de 2024. Toutes les planètes se sont alignées pour magnifier plus qu’il ne l’est déjà ce secteur des Bauges : couleurs d’automne, brume envoûtante et pleine lune hypnotique…