Mai. Chaque année, ces trois lettres évoquent chez moi la renaissance, consécutif à avril qui résonne chez les plantes le début du renouveau. Comme elles, après des mois d’attente léthargique, la sève qui parcoure mes veines entre en effervescence, prête à profiter des jours longs et ensoleillés. Il faut dire que depuis novembre, la météo a affolé les statistiques dans nos contrées. D’une sécheresse hivernale, oxymore de plus en plus classique dans notre monde contemporain, on est passé à un hiver tardif sur avril, une providence pour les sols assoiffés.
Après quelques jours maussades, le soleil refait son apparition sur les terres alpines. L’occasion de lancer officiellement le début des bivouacs de 2023. Les montagnes sont dans une lutte acharnée dont on connaît pourtant l’inexorable issue : les sommets sont parés de leur manteau blanc pour plusieurs semaines encore, tandis qu’à leur base, les couleurs chlorophylliennes grignotent petit à petit du terrain sur les versants.
L’abondance de neige contraint néanmoins à réduire les ambitions sur l’altitude à atteindre à pied, au risque de s’enliser. C’est de façon naturelle et traditionnelle que les massifs préalpins sont mis à l’honneur. Le dévolu est jeté sur les Bornes, muraille calcaire entre Annecy, Thônes et Bonneville.
La destination choisie est l’Aiguille Verte (2045 m), dominant le hameau du Chinaillon, dans la continuité méridionale du Jallouvre. C’est sous un insolent ciel bleu que débute l’ascension, en fin de matinée, depuis le hameau de Samance (1350 m). Le sentier remonte paisiblement le long d’une barre calcaire, permettant d’admirer la vue sur la vallée. Dès lors, le parcours s’engage dans l’alpage et les hostilités sont réellement lancées au point coté 1568 m. Il suffit de lever la tête pour apercevoir la toute proche Aiguille Verte, mais l’objectif est séparé d’un long raidillon qu’il va falloir remonter. Les pelouses ont des teintes jaune pâle, témoins d’un hiver très récent dans le secteur. Des vestiges de celui-ci sont encore bien présents sous le col, des névés tapissent les combes les moins exposées. Je décide de les contourner, en empruntant des dévers raides que maudissent mes chevilles.
L’arrivée au col (1881 m) permet au regard de découvrir tout le paysage en direction de la vallée du Borne, à l’ouest. Mais celui-ci reste toutefois attiré par ce magnétique objectif du jour, et surtout toute la crête qui s’apparente à une ascension vers les cieux. La voie vers le Paradis diront certains. Un ultime effort, doublé d’une accentuation du rythme cardiaque, conduit au point culminant de l’étape. Le panorama estompe le chemin de croix : en face les Aravis aux cimes albâtres, où le Mont Blanc, émergeant au second plan, fait mine d’appartenir au même massif tant il se fond ; au sud-ouest, se manifestent la Tournette, le plateau des Glières et le Parmelan ; flirtant avec l’horizon, se distinguent au loin le lac Léman et la chaine du Jura ; enfin, tout proche, se dresse le Jallouvre, au pied duquel est blotti le lac de Lessy, encore pris dans les glaces, la débâcle s’initiant à peine sur les rives.
Une grande partie de l’après-midi, qui m’est laissée libre, est consacrée à la contemplation, à la lecture et à profiter du temps qui défile, le tout sous un soleil d’une grande générosité. L’occasion aussi de réfléchir sur l’emplacement du bivouac. Les gens un tant soit peu raisonnables iraient bien plus bas, à la quête d’un replat herbeux et confortable. Ne semblant pas appartenir à cette catégorie-là, de par mon abnégation (et mon inconscience ?), c’est en haut que je dormirai et nulle part ailleurs. Entre le cairn sommital et…le vide, tout juste de quoi s’allonger. Suffisant pour installer mon abri de fortune. Maigre confort, mais luxueuse vue.
Le soleil décline peu à peu vers l’horizon, les versants se parent de teintes légèrement dorées, adoucies par des brumes filtrantes au loin. C’est sous de ternes couleurs que les paysages entrent dans leur sommeil nocturne, malgré un festival solitaire du soleil, dans ses apparats amarante. En contrebas, des crissements dans la neige attirent mon attention, un chamois solitaire remonte le névé avec une facilité déconcertante ; en contrehaut, la pleine lune émergeant des Aravis annonce une nuit lumineuse.
La chaleur accumulée toute la journée offre un début de soirée tout à fait agréable, mais progressivement le vent s’invite à la partie, restaurant le froid de rigueur à cette altitude, et agitant la tente pour troubler la quiétude du moment.
La clarté lunaire fournit toujours des paysages aussi irréels, seuls les cristaux stellaires ponctuant les cieux rappellent l’heure de prise de vue. Un peu plus tard, l’aube est à l’image du crépuscule de la veille : affadie, terne et sans les explosions de couleurs espérées, digne d’un temps anticyclonique. Pour la mémoire du moment, quelques clichés sont réalisés, avant de plier bagage. A 8 heures, la descente est entamée. Pour proposer une variante, j’emprunte le col Sous le Buclon (1900 m) et son raide sentier. En conséquence, le parking est rapidement atteint, en seulement 1h15, épilogue d’une sortie agréable mais peu prolifique en matière photographique.