Départ de dernière minute à la Belle Etoile
La mi-mai est passée, les forêts préalpines sont presque vertes jusqu’aux alpages, tandis que les cimes des plus hauts massifs sont toujours recouvertes de gros névés, peu engageantes. Pour ce week-end de la Pentecôte, l’instabilité météorologique est de mise, des dégradations diurnes sont possibles dans le secteur. D’une matinée ensoleillée, le ciel s’est rapidement noirci en journée. Vent et températures fraiches, tous les indices sont au rouge. Tel un lion en cage, je fais les cent pas, convaincu que les éléments vont m’empêcher d’aller en altitude.
Contre toute attente, le bleu regagne du terrain en fin d’après-midi, seuls quelques nuages débonnaires ornent le toit des montagnes. Je consulte les images satellite, les modèles et les applications de foudre en temps réel : rien d’alarmant. C’est l’occasion parfaite d’aller chasser quelques ambiances post-orageuses. Etant donné l’heure avancée (18h30), l’endroit s’impose comme une évidence : la Belle Etoile. Depuis un an que je suis installé ici, je vais enfin honorer ce sommet qui me surveille tous les jours, une de ces nombreuses sentinelles dominant la région d’Albertville.
Les chiffres sont clairs et résonnent comme un objectif : le soleil tire sa révérence à 21 heures, je dois être en haut avant 20h30 pour bénéficier des couleurs crépusculaires. Il est 18h40 lorsque j’entame les premières foulées depuis le parking des Teppes (1080 m), j’ai donc moins de 2 heures pour avaler les 761 m de dénivelé. Par chance, le sentier entre directement dans le vif du sujet, en abordant le versant avec une pente soutenue. Malgré le poids de mon sac, ma détermination l’emporte sur la peine de l’exercice.
Abreuvé par la belle luminosité de fin d’après-midi et encouragé par toute l’avifaune forestière, j’engloutis les courbes de niveau à bon rythme, entre 500 et 600 m/h. L’itinéraire récupère la partie boisée de la crête, pour ensuite s’en extraire et déboucher sur des terrains plus ouverts et herbacés. Au détour d’un virage, le Croix de Périllet se dévoile. Chaque jour ou presque, d’en bas, je la consulte, elle est cette anonyme qui est rentrée dans mon quotidien. Je la salue d’un regard silencieux en passant auprès d’elle. En ligne de mire, au bout de la crête acérée, une seconde croix s’élève : celle de la Belle Etoile. Je m’y précipite, en négociant les quelques passages vertigineux, où mieux vaut avoir le pas sûr. Il est 20h10 lorsque j’atteins l’objet sacré, accompagné d’une table d’orientation. L’espace est bien plus étroit que je le pensais, il va falloir s’en accommoder.
Une ambiance magique pré-orageuse
Si la Lauzière, le Beaufortain et le mont Blanc sont bien bouchés, l’effervescence crépusculaire a bel et bien lieu à l’horizon. Le lac d’Annecy et le relief de la Tournette baignent dans une lourde ambiance tolkienienne, chargée de mystère et de puissance à la fois. Côté ouest, les rais de lumière entreprennent un jeu de cache-cache avec les nuages, donnant naissance à d’incroyables percées dorées sur les versants baujus. Dans ce recoin des Alpes, la scène va bien au-delà de mes espérances, je prends cela comme une juste récompense de l’audace et de l’effort qui m’ont conduit ici. Je monte bon an mal an ma tente entre la croix et la table d’orientation, optimisant le seul semblant de replat ici : ma manie de toujours vouloir dormir le plus haut possible !
Tout semble se passer comme prévu, le jour se meurt peu à peu, les villes s’éveillent, l’obscurité s’installe. Cependant, depuis quelques minutes, j’observe d’un œil inquiet ce qui se trame au sud-ouest : un gros rideau de pluie, peu mobile, stationne sur le nord de Belledonne. Je consulte mes applications météo et elles sont formelles : certes, d’abondantes précipitations se dirigent lentement vers ma position, mais elles ne sont accompagnées d’aucun éclair. Pourtant, Belledonne n’est jamais en reste pour constituer le lieu d’expression des colères de la nature. Plus largement, aucun orage n’est à signaler sur les Alpes du nord. D’expérience, la nuit a tendance à faire tarir les caprices du ciel, d’autant plus que les prévisions nocturnes sont optimistes Je me dis alors qu’au pire j’essuierai une bonne rincée.
Mais sans crier gare, les événements prirent une tout autre tournure.
L’arrivée soudaine de l’orage sur la Belle Etoile
En arrivant sur les Bauges, la cellule jusqu’alors silencieuse exprime désormais son hostilité, du côté du Pécloz, à seulement 10 km d’où je suis. Un premier éclair, puis deux. Suivi d’un vrombissement résonant dans tout le massif. Je prends rapidement conscience du piège dans lequel je suis : dans quelques minutes il sera sur moi. Je n’ai pas le temps de remballer la tente et de déguerpir, regagner le sous-bois protégé me prendrait une demi-heure. Trop court. Trois solutions s’offrent à moi :
- 1 : Rester sous la tente. C’est assurément pactiser avec la grande faucheuse, s’agissant de l’endroit le plus dangereux sur ce point culminant, au contact de la croix métallique.
- 2 : Aller plus loin sur la crête. C’est s’exposer inconsciemment aux éléments.
- 3 : Se réfugier dans le petit boisement linéaire qui coiffe la crête, en contrebas du sommet.
Il est évident que se cacher sous des sapins lors d’un orage est une décision absurde et déconseillée par les plus élémentaires consignes de sécurité en montagne. C’est néanmoins la moins pire des résolutions devant l’urgence de la situation.
Je leste la tente de mon sac et de quelques blocs calcaires en cas de tempête, prends mon appareil photo et ma frontale, puis me dirige à l’écart du sommet. Le flanc occidental de la crête est très raide, je ne peux descendre que de quelques mètres. Je trouve une zone favorable, m’accroupis et confie mon destin entre les mains du hasard. L’orage est désormais au-dessus, les flashs et les bruits se font de plus en plus proches. A travers les branches, je vois la Sambuy subir le châtiment divin. L’atmosphère est oppressante et angoissante. Les secondes deviennent des minutes. Cet enfer s’arrêtera-t-il ?
Soudain, une lumière aveuglante, accompagnée d’une détonation assourdissante. La foudre est tombée à quelques mètres.
Je suis projeté en arrière, j’hurle par réflexe. De la terre est éjectée. Mon cœur s’emballe. Je sens une chaleur dans mon pied droit et mon coude gauche. Le tonnerre finit de se répandre dans les Bauges. Sonne-t-il mon glas ? Groggy, je réalise ce qu’il vient de m’arriver : j’ai été victime de la foudre. J’analyse rapidement la situation : je vois, j’entends, mes souvenirs sont intacts et mes membres fonctionnels. Un miracle !
Dans les minutes qui suivent, l’orage continue ses méfaits en direction des Aravis, le secteur retrouve son calme. Je patiente un moment dans mon abri qui n’en était pas un, puis retourne observer le paysage depuis la crête. La Lune éclaire les prairies sous le col de l’Alpettaz et les nuages menaçants s’en sont allés. Il règne dans l’atmosphère une odeur de cramé, assez perturbante. Encore sous le choc, je remonte au sommet. Ma tente est indemne, du grésil s’est accumulé au pied de la toile.
Retour à la maison
Décidant malgré tout de maintenir mon bivouac ici, je consulte par acquis de conscience mes applications météo : une nouvelle cellule pluvieuse est présente sur la Chartreuse. La probabilité d’un nouvel orage nocturne demeure faible, mais aucune envie de renouveler cette cauchemardesque expérience. D’autant plus que le ciel est toujours menaçant dans la vallée de l’Isère. Hors de question de rester ici, la foi n’y est plus. Je remballe tout mon matériel dans mon sac et entreprends la descente à la frontale. La pluie a rendu l’itinéraire glissant et boueux, mais mon sang-froid à toute épreuve l’emporte, je négocie sans trembler le chemin du retour. A 00h45, la voiture est retrouvée, épuisé par ces rebondissements, sans même avoir eu le temps de manger. Plus tard, l’engourdissement dans le bras trouve son explication : une petite brûlure en ramification au niveau du coude révèle le point de sortie de l’arc électrique.
La foudre ne m’aura pas donc atteint directement, mais probablement par diffusion dans le sol dû à la proximité de l’impact Par chance, aucune séquelle n’a été révélée par les analyses faites le lendemain.
Bref, j’ai failli mourir foudroyé.