Il est presque midi quand je quitte ce lieu improvisé pour attaquer la seconde étape du parcours. Un peu moins de 600 mètres de dénivelé me séparent du Graal, mais il va falloir faire preuve d’une bonne dose de courage pour y parvenir. Le sommet est ni plus ni moins qu’une crête coiffant une muraille d’éboulis, amoncellement de blocs schisteux dans le plus grand des chaos. Armé de volonté et d’une trace gpx bienvenue pour emprunter le meilleur itinéraire, me voilà au pied du challenge de ce lundi. La montée s’effectue à bon rythme, mais rapidement l’altitude se fait sentir sur l’organisme. Le souffle est plus court, chaque enjambée plus énergivore. En contrepartie, le paysage devient de plus en plus grandiose, d’autres massifs se dévoilent et le lac Brulet n’est plus qu’un élément de décor. Vers 3150 m, l’itinéraire traverse le glacier d’Archeboc qui n’a de glacier plus que le nom, réduit à un simple névé, celui-ci ne demandant qu’à disparaître sous l’assaut répété du rayonnement solaire. A droite, un mont pelé se dresse : la Pointe d’Ormelune (3256 m) ; à gauche, un dédale rocailleux s’élève : la Pointe d’Archeboc (3272 m). Les cent derniers mètres sont les plus durs, mais l’objectif qui se rapproche ne fait qu’accroitre la motivation. Il est 13h30, soit deux heures après mon départ, me voilà enfin au sommet ! Le panorama à 360 degrés est une juste récompense, bien que côté italien, les brumes amputent une partie de la vue. Les montagnes sont en effet chargées en nébulosité, seule la base du Mont Blanc est perceptible au nord. Un muret d’environ 2 mètres de hauteur a été érigé, de quoi s’abriter du vent et lézarder une bonne partie de l’après-midi. Ayant de nouveau du réseau ici, je peux consulter les prévisions et elles sont guère optimistes, le scénario de la veille va très probablement se reproduire. J’ai pourtant la ferme intention de dormir au sommet.
Les heures défilent, les nuages aussi. Ces derniers apparaissent bien plus agités qu’à l’accoutumée. La frontière franco-italienne, sur laquelle je suis et qui se prolonge jusqu’au glacier supérieur des Balmes, est un point de conflit des masses d’air, jouant avec les limites administratives. L’ombre et la lumière se succèdent en ce lieu isolé, la température dégringole, une première averse de grésil est déversée. Adossé au muret, poncho et housse sur le sac, je suis prêt à subir les hostilités de Dame Nature, il est un peu moins de 19 heures.
Soudain, mes espoirs et mon abnégation sont balayés d’un revers de main, quand la foudre s’abat sur la montagne qui me fait face. Le vacarme généré par l’impact, démultiplié par le relief, sonne le glas de mes ambitions. La Pointe d’Archeboc est bien trop exposée si un orage venait à répandre sa colère ici…or ce convive indésirable est bel et bien en train de s’inviter au dîner. Il faut déguerpir, et vite. La priorité est de s’éloigner de la crête, en redescendant le versant si durement grimpé. Je longe à bon pas la falaise occidentale jusqu’à enfin trouver une rocher en forme de auvent, dans un étroit couloir pentu. Il va m’offrir une protection momentanée, bien qu’inconfortable au possible. Cet abri a néanmoins l’avantage de me placer aux premières loges, face au Mont Pourri. Celui-ci est le théâtre du Ragnarök : à gauche la débâcle, où foudre, averses et tonnerre semblent impitoyables, tandis qu’à droite, les percées du Soleil tracent le sillon de l’espoir. Recroquevillé dans mon anfractuosité schisteuse, j’observe le combat des événements. La luminosité est incroyable, les versants se parent d’éphémères parures dorées, avant d’être plongés dans une averse quelques minutes plus tard.
L’astre du jour s’en est allé par-delà l’horizon, l’ombre gagne du terrain. Deux stratégies s’offrent à moi : remonter au sommet, avec le risque d’un retour orageux en début de nuit, comme la veille, ou descendre plus bas à la recherche d’un terrain plus accueillant. Quoiqu’il en soit, il faut se sortir de cette planque pendant que l’obscurité n’est pas complète, cette montagne peut regorger de pièges une fois la nuit venue. A regret j’opte pour la seconde solution, plus sécuritaire. Si à la montée les passages sableux étaient traitres à arpenter, ils se révèlent bienvenus en sens inverse, traversés comme des névés, en ramasse. Le dénivelé est avalé en peu de temps, moyennant néanmoins une vigilance de chaque instant pour ne pas se tordre une cheville ou glisser sur des rochers humidifiés par l’averse.
La nuit a succédé à la pénombre quand j’atteins la base de la montagne, vers 2850 m d’altitude. Mon choix se porte naturellement vers le spot initialement envisagé pour la veille, au-dessus du Lac Noir (2720 m). Il fait nuit noire quand j’y parviens, il est 22 heures et je n’ai toujours pas mangé. C’est chose réglée une fois un rocher trouvé pour m’abriter du vent, dans le confort de l’herbe. A peine ai-je le temps de finir mon frugal repas que de nouveau une averse sévit. On ressort les vêtements imperméables et c’est parti pour attendre patiemment que tout se termine. Mon regard se perd dans le ciel, prenant des allures de rave-party tant les nombreux éclairs côté Italie donnent un effet stroboscopique. Peu à peu le calme revient, les étoiles deviennent visibles, signe que je vais enfin pouvoir dormir ! Repos relativement court quand il s’agit de se réveiller pour immortaliser la Voie Lactée, venant se loger dans l’alignement parfait du Mont Pourri qui me fait face. Cet emblématique sommet, du haut de ses 3779 m, fait pourtant pâle figure sous l’immensité cosmique, réduit à une simple aspérité de la surface terrestre.
Je retourne dans le domaine des songes jusqu’au lendemain matin, extrait de mes rêveries par la luminosité naissante. Le ciel s’est paré de nuages moutonnés, distillant une lumière partielle sur les cimes, immortalisée comme il se doit.
Le sac reconstitué, il est venu l’heure de rebrousser chemin, dans la tranquillité à peine trahie par les cris des marmottes. La civilisation est peu à peu retrouvée, me sortant de cette parenthèse solitaire face aux événements, épilogue d’une sortie exigeante tant sur le plan physique que mental. La montagne a néanmoins su montrer sa beauté dans ses moments les plus inhospitaliers, au prix de doutes et d’inconfort…